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Les écrivains au travail : Ernest Hemingway

Dernière mise à jour : 19 sept. 2023

Je suis ravie de commencer cette nouvelle série de billets de blog : « Les écrivains au travail ». A travers des entretiens authentiques et d’une richesse inégalée, les plus grands noms de la littérature s’expriment de vive voix sur le métier d’écrivain. Ernest Hemingway, Toni Morrison, Françoise Sagan, Louis-Ferdinand Céline et tant d’autres, racontent comment ils écrivent, quelle est leur routine d’écriture, comment ils ont décidé de devenir écrivain, quels auteurs ils lisent et adulent eux-mêmes, quels aspects de la narration ils travaillent en particulier… Une mine d’informations en or qui vaut bien les meilleurs manuels d’écriture !



The Paris Review : une institution depuis 1953


logo de la publication The Paris Review
Le logo de la publication "The Paris Review"

Les entretiens retranscrits dans ce blog sont issus de The Paris Review, une revue littéraire mythique, fondée en 1953 par une poignée de jeunes américains passionnés de création littéraire et habitant à Paris. On peut dire que ses fondateurs avaient du flair, puisqu’ils ont publié des auteurs émergents, devenus par la suite des piliers de la littérature. Parmi eux : Jack Kerouac, Philip Roth, Italo Calvino, Samuel Beckett (prix Nobel de littérature 1969), Nadine Gordimer (prix Nobel de littérature 1991), V. S. Naipaul (prix Nobel de littérature 2001).


Lorsque j’ai découvert The Paris Review il y a quelques années, j’étais comme Ali Baba devant la caverne ! Quiconque s’intéresse à la littérature, à ses grands maîtres, et aspire à devenir écrivain se réjouira de lire ses interviews. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’en extraire les meilleurs morceaux (la plupart des entretiens font 10 000 mots, soit la taille d’un roman d’Amélie Nothomb !) et de les traduire pour les rendre accessibles au lectorat francophone.



Ernest Hemingway : l’écrivain au franc parler


Nous inaugurons cette série de billets de blog avec Ernest Hemingway, qui n’est plus à présenter. L’auteur de Paris est une fête et Les Neiges du Kilimandjaro a reçu chez lui George Plimpton, l’un des fondateurs de The Paris Review, en mai 1954, soit quelques mois avant de se voir attribuer le prix Nobel de littérature. Extraits.


portrait de l'écrivain Ernest Hemingway en 1957
Ernest Hemingway par Yousuf Karsh, 1957.

L’écrivain au travail : les habitudes d’écriture


« Chaque jour, il note sa production quotidienne pour ne pas se mentir à lui-même ».

Ernest Hemingway écrit dans la chambre de sa maison, située à San Francisco de Paula dans la banlieue de la Havane. Les murs de la pièce sont tapissés de bibliothèques d’où les livres débordent jusqu’au sol, et s’entassent au milieu de vieux journaux et de piles de lettres liées par des élastiques. C’est sur le dessus de l’une de ces bibliothèques encombrées qu’Hemingway a son « bureau de travail ». Dans sa paire de mocassins usés, il se tient debout quand il écrit – une habitude qu’il a depuis le début. Une machine à écrire et un lutrin se trouvent à hauteur de poitrine, face à lui.


Quand Hemingway démarre un projet, il commence toujours par écrire au crayon, s’appuyant sur son lutrin. Il garde une liasse de papier vierge sous un presse-papiers à gauche de la machine à écrire. Une fois la page remplie de son écriture, il la clipse face cachée sous un autre presse-papiers, celui-ci placé à droite de la machine à écrire. Hemingway passe à la machine à écrire uniquement lorsque l’écriture va vite et bien. Chaque jour, il note sa production quotidienne : 450 mots, 575, 462, 1250, 512… « pour ne pas se mentir à lui-même ».


À plusieurs reprises au cours de cette interview, il a souligné que l’art de l’écriture ne devrait pas faire l’objet d’un examen excessif, « que bien qu’il y ait une partie de l’écriture qui soit solide et qu’on ne lui fait aucun mal en en parlant, l’autre est fragile, et si on en parle, la structure se fissure et il n’en reste plus rien. » Le ton parfois caustique de ses réponses rappelle que l’écriture est une occupation privée et solitaire, qui n’a pas besoin de témoins tant que le travail final n’est pas terminé.


Hemingway se lève tôt le matin pour venir se tenir debout, dans une concentration absolue devant son lutrin, ne bougeant que pour déplacer le poids de son corps d’un pied à l’autre, excité et transpirant beaucoup quand le travail va bien, misérable quand la grâce artistique s’évanouit momentanément. Il est l’esclave d’une discipline auto-imposée qui dure de six heures jusqu’à environ midi, heure à laquelle il quitte la maison pour aller nager son kilomètre quotidien.


***


« Lorsque je m’arrête d’écrire, je me sens aussi vide, et en même temps aussi rempli, que lorsque j’ai fait l’amour avec quelqu’un que j’aime. »

Intervieweur : Pouvez-vous dire un mot sur votre processus d’écriture ? Quand travaillez-vous ? Respectez-vous un horaire strict ?


Hemingway : Quand je travaille sur un livre ou une histoire, j’écris chaque matin, dès que possible après les premières lueurs du jour. Il n’y a alors personne pour me déranger, il fait frais ou froid et je me réchauffe en travaillant. Je lis ce que j’ai écrit et, comme je m’arrête toujours d’écrire quand je sais ce qui va se passer ensuite dans l’histoire, je peux continuer à partir de là. J’écris jusqu’à ce que j’arrive à un endroit où il me reste encore du jus et je sais ce qui va se passer ensuite. Alors je m’arrête d’écrire et j’essaye de vivre jusqu’au lendemain quand je pourrai à nouveau me mettre à écrire. C’est l’attente jusqu’au lendemain qui est difficile à traverser. Lorsque je m’arrête, je me sens aussi vide, et en même temps aussi rempli, que lorsque j’ai fait l’amour avec quelqu’un que j’aime.


Intervieweur : Réécrivez-vous pendant que vous vous relisez ? Ou cela vient-il plus tard, quand l’ensemble est terminé ?


Hemingway : Je réécris chaque jour les pages déjà écrites. Quand l’ensemble est terminé, naturellement je repasse encore dessus. On a une autre chance de se corriger et de réécrire lorsque quelqu’un d’autre tape son texte et qu’on le voit au propre. La dernière chance de se corriger arrive au moment des épreuves. On se sent chanceux d’avoir autant d’opportunités de réécrire son texte.


Intervieweur : Combien de réécriture faites-vous ?


Hemingway : Ça dépend. J’ai réécrit la fin de L’Adieu aux armes, la dernière page, trente-neuf fois avant d’être satisfait.


Intervieweur : Y avait-il un problème technique ? Qu’est-ce qui vous bloquait ?


Hemingway : Trouver les bons mots.


Intervieweur : Y a-t-il des moments où l’inspiration n’est pas du tout au rendez-vous ?


Hemingway : Naturellement. Mais si vous arrêtez chaque jour d’écrire quand vous savez ce qui va se passer ensuite dans votre histoire, vous pouvez continuer le lendemain. Tant que vous arrivez à commencer, tout va bien.


« Ce sont le téléphone et les visiteurs qui détruisent le travail. »

Intervieweur : Quels sont les endroits où vous travaillez le mieux ? L’hôtel Ambos Mundos doit en faire partie, à en juger par le nombre de livres que vous y avez écrits. Ou l’environnement a-t-il peu d’effet sur le travail ?


Hemingway : L’Ambos Mundos à La Havane était un très bon endroit pour travailler. Cette finca est un lieu splendide. Mais je peux travailler partout, dans des circonstances variées. Ce sont le téléphone et les visiteurs qui détruisent le travail.


Intervieweur : Que pensez-vous des écrivains qui se sont lancés dans une carrière universitaire ? Ont-ils compromis leur carrière littéraire en occupant des postes d’enseignement ?


Hemingway : De nombreux auteurs compétents ont prouvé qu’ils pouvaient écrire et enseigner en même temps. Je ne pourrais jamais y arriver, je le sais, et j’admire ceux qui y sont parvenus. Essayer d’écrire quelque chose qui ait une valeur permanente est un travail à plein temps, même si seulement quelques heures par jour sont consacrées à l’écriture proprement dite. Un écrivain peut être comparé à un puits. Il y a autant de sortes de puits qu’il y a d’écrivains. L’important est d’avoir une bonne eau dans le puits et il vaut mieux en prélever une quantité régulière que de pomper le puits à sec et d’attendre qu’il se remplisse. Je m’éloigne de la question, mais la question n’était pas très intéressante à la base.


Intervieweur : Vous semblez avoir évité la compagnie des autres écrivains ces dernières années. Pourquoi ?


Hemingway : Plus vous avancez dans l’écriture, plus vous êtes seul. La plupart de vos meilleurs et plus anciens amis meurent. D’autres s’éloignent. Vous ne les voyez que rarement, mais vous vous écrivez et c’est presque aussi bon que de se parler. Mais vous êtes de plus en plus seul parce que c’est ainsi que vous devez travailler et que le temps de travail est toujours trop court et si vous le gaspillez, vous avez l’impression d’avoir commis un péché pour lequel il n’y a pas de pardon.


photo d'Ernest Hemingway devant  sa machine à écrire en 1939
Ernest Hemingway en 1939

L’écrivain et ses prédécesseurs : les maîtres de la création littéraire


Intervieweur : Selon vous, qui sont vos ancêtres littéraires, ceux dont vous avez le plus appris ?


Hemingway : Mark Twain, Flaubert, Stendhal, Bach, Tourgueniev, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Andrew Marvell, John Donne, Maupassant, le bon Kipling, Thoreau, Capitaine Marryat, Shakespeare, Mozart, Quevedo, Dante, Virgile, Le Tintoret, Hieronymus Bosch, Brueghel, Patinier, Goya, Giotto, Cézanne, Van Gogh, Gauguin, San Juan de la Cruz, Gongora, il faudrait une journée pour se souvenir de tout le monde. On aurait alors l’impression que je revendique une érudition que je ne possède pas, au lieu d’essayer de me souvenir de toutes les personnes qui ont eu une influence sur ma vie et mon travail. C’est une très bonne question, mais qui demande un examen de conscience. J’ai cité des peintres aussi, parce que j’apprends autant des peintres sur la façon d’écrire que des écrivains. Ne me demandez pas comment cela fonctionne. Cela me prendrait une journée d’explication.


Intervieweur : Cela signifie-t-il qu’une connaissance approfondie des œuvres des personnes figurant sur votre liste contribue à combler le « puits » dont vous parliez tout à l’heure ? Vont-ils consciemment aider au développement des techniques d’écriture ?


Hemingway : Les personnes citées m’ont appris à voir, entendre, penser, sentir et ne pas sentir, et écrire. Le puits est l’endroit où se trouve votre « jus ». Personne ne sait de quoi il est fait, encore moins vous-même. Ce que vous savez, c’est si vous l’avez ou pas. Parfois, vous devez attendre qu’il revienne.



L’écrivain et son œuvre : les techniques d’écriture


« Si un écrivain cesse d’observer, il est fini. »

Intervieweur : Passez-vous facilement d’un projet littéraire à un autre, ou terminez-vous ce que vous avez commencé ?


Hemingway : Le fait que j’interrompe un travail sérieux pour répondre à ces questions prouve que je suis stupide et que je vais être sévèrement pénalisé pour cela.


Intervieweur : Pensez-vous être en concurrence avec d’autres écrivains ?


Hemingway : Jamais. Autrefois j’essayais d’écrire mieux que certains écrivains morts dont j’étais sûr de la valeur. Mais depuis un certain temps, j’essaie simplement d’écrire du mieux que je peux. Parfois, j’ai de la chance et j’écris mieux que ce dont je suis normalement capable.


Intervieweur : Nous n’avons pas encore parlé de personnages. Ceux de votre travail sont-ils tous inspirés de la vie réelle ?


Hemingway : Bien sûr qu’ils ne le sont pas. Certains le sont, mais la plupart sont inventés à partir d’une connaissance, d’une compréhension et d’une expérience des gens.


Intervieweur : Pourriez-vous dire un mot sur le processus de transformation d’une personne réelle en personnage fictif ?


Hemingway : Si je me mettais à entrer dans des explications sur ce sujet, on obtiendrait un manuel pour les avocats spécialisés en diffamation.


Intervieweur : Faites-vous une distinction, comme le fait E. M. Forster, entre les personnages « plats » et les personnages « ronds » ?


Hemingway : Si vous décrivez quelqu’un, c’est un personnage plat, comme l’est une photographie ; et de mon point de vue, c’est un échec. Si vous le composez à partir de ce que vous savez, alors il prend plusieurs dimensions.


Intervieweur : Aimez-vous relire vos propres livres ?


Hemingway : Je les lis parfois pour me remonter le moral, quand écrire est difficile. Puis je me souviens en les lisant comme il a été difficile de les écrire et à quel point l’écriture était parfois impossible.


Intervieweur : Les titres de vos œuvres vous viennent-ils pendant que vous êtes en train de les écrire ?


Hemingway : Non. Je fais une liste de titres après avoir terminé l’histoire ou le livre, parfois jusqu’à une centaine. Puis je procède par élimination. Parfois je les élimine tous.


Intervieweur : Lorsque vous n’écrivez pas, êtes-vous constamment observateur, à la recherche de choses qui pourraient être utiles à votre écriture ?


Hemingway : Certainement. Si un écrivain cesse d’observer, il est fini. Mais il n’a pas à observer consciemment ni à penser à la façon dont son observation lui sera utile. C’est peut-être le cas lorsqu’on débute. Mais plus tard, tout ce qu’on voit rentre dans la grande réserve des choses qu’on connaît ou qu’on a vues.


Intervieweur : Avez-vous déjà décrit dans un de vos livres un type de situation dont vous n’avez aucune connaissance personnelle ?


Hemingway : C’est une question étrange. Par connaissance personnelle, entendez-vous la connaissance charnelle ? Dans ce cas, la réponse est oui. Un écrivain, s’il est bon, ne décrit pas. Il invente ou fabrique des connaissances personnelles et impersonnelles, et parfois il semble avoir des connaissances inexpliquées qui pourraient provenir d’une expérience oubliée. Qui apprend au pigeon voyageur à voler ? D’où un taureau de combat tire-t-il sa bravoure, ou un chien de chasse son nez ?



L’écrivain et son art : une vocation


« Un écrivain sans le sens de la justice et de l’injustice ferait mieux d’éditer l’annuaire d’une école que d’écrire des romans »

Intervieweur : Graham Greene disait qu’une passion dominante donne à une étagère de romans l’unité d’un système. Vous avez dit vous-même, je crois, que la grande écriture naît d’un sentiment d’injustice. Considérez-vous qu’il soit important qu’un romancier soit dominé de cette manière – par un tel sens irrésistible ?


Hemingway : M. Greene a une facilité à faire des déclarations que je ne possède pas. Il me serait impossible de faire des généralisations à propos d’une étagère de romans ou d’un troupeau d’oies. Je vais quand même tenter une généralisation : un écrivain sans le sens de la justice et de l’injustice ferait mieux d’éditer l’annuaire d’une école que d’écrire des romans.


Intervieweur : Enfin, une question fondamentale : en tant qu’écrivain créatif, quelle est selon vous la fonction de votre art ?


Hemingway : À partir de choses qui se sont passées et de choses telles qu’elles existent et de toutes les choses qu’on connaît et de toutes celles qu’on ne peut pas connaître, on invente une toute nouvelle chose plus vraie que tout ce qui est vrai et vivant. Et si on le fait suffisamment bien, alors on lui donne l’immortalité. C’est pourquoi on écrit et pour aucune autre raison.


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Ernest Hemingway est né en 1899 dans l’Illinois aux Etats-Unis. Il est l’auteur de Le Soleil se lève aussi (1926), L’Adieu aux armes (1929), Pour qui sonne le glas (1940), Le vieil homme et la mer (1952). Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1954. Il meurt en 1961.



Pour lire l’interview complète, publiée en anglais dans The Paris Review au printemps 1958, cliquez ici.


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