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Les écrivains au travail : Alice Munro

Ce mois-ci, dans le cadre du club de lecture by Christine, nous lisons Trop de bonheur d'Alice Munro. L'occasion de consacrer un billet de blog à cette grande écrivaine, unique nouvelliste au monde à avoir reçu le prix Nobel de littérature.


En 2013, Alice Munro devient la treizième femme et première ressortissante canadienne à être récompensée par l'Académie suédoise. Son "pouvoir d'observation, qui pourrait presque devenir problématique, tant l'auteure est capable de voir à travers les gens" est mis en avant.


La tradition veut que l'auteur récipendiaire fasse le voyage jusqu'à Stockholm au mois de décembre, pour donner une conférence avant la cérémonie de remise du prix. En raison d'une santé fragile, Alice Munro, alors âgée de 82 ans, décline l'invitation. Ainsi, la conférence est remplacée par une interview menée par Stefan Åsberg, journaliste Suédois, au domicile de l'auteure. Extraits.


interview alice munro

Intervieweur : Comment avez-vous appris à raconter une histoire et à l'écrire ?


Munro : Durant mon enfance, j'inventais des histoires tout le temps. Pour me rendre à l'école, je devais parcourir plusieurs kilomètres à pied, et pendant cette longue marche, je me racontais des histoires dans ma tête. En vieillissant, ces histoires parlaient de plus en plus souvent de moi-même. J’étais l'héroïne d’une situation ou d’une autre. Cela ne me dérangeait pas que mes textes ne soient pas publiés. Je ne sais même pas si j’ai un jour pensé que d'autres personnes que moi-même les liraient. C’est l'histoire elle-même qui m’intéressait, le fait de l’écrire et de la rendre satisfaisante à mes yeux.

 

Intervieweur : L’environnement dans lequel vous avez grandi vous a-t-il inspiré ?


Munro : Je ne pense pas avoir jamais eu besoin d'inspiration. Pour moi, les histoires font partie de ce qu’il y a de plus important au monde. Je voulais inventer certaines de ces histoires ; je ne voulais faire que ça. Encore une fois, je ne pensais pas aux autres, à un potentiel lectorat. Je n'avais besoin de parler à personne de mon écriture. Ce n'est que bien plus tard que j'ai réalisé qu'il serait intéressant que mes écrits touchent un plus large public.

 

Intervieweur : Avez-vous toujours été confiante dans votre écriture ?


Munro : Je l'ai été il y a longtemps, pendant mon enfance. Mais en grandissant et en rencontrant d’autres personnes qui écrivaient, je ne l’ai plus du tout été. J’ai réalisé que le travail était plus difficile que ce à quoi je m’attendais. Mais je n’ai jamais abandonné. J’ai continué à écrire car cela me paraissait naturel. Il n’y a rien d’autre que je souhaitais faire.

 

Intervieweur : Construisez-vous une nouvelle avant de l’écrire ? Faites-vous un plan préalable ? 


Munro : Oui, toujours. Même si le plan est amené à changer en cours d’écriture. Je commence par une intrigue, j'y travaille, et puis l’histoire prend une autre direction au fur et à mesure que je l'écris. Néanmoins, j’ai besoin d’avoir au départ une idée assez claire du thème de la nouvelle avant de commencer à l'écrire.

 

Intervieweur : Jusqu’à quel point êtes-vous absorbée par le sujet de votre nouvelle lorsque vous l’écrivez ?


Munro : Longtemps, j’ai été femme au foyer. Je n’avais donc pas la possibilité d’être absorbée par mon écriture. J'ai appris à écrire dès qu’un moment de libre se présentait. Je n’ai jamais abandonné, même s'il y a eu des moments où j'étais découragée. Quand j’ai commencé à voir que mes écrits n'étaient pas bons, que j'avais beaucoup à apprendre et que c'était un travail beaucoup plus difficile que ce je pensais, j’avais parfois envie d’arrêter. Mais je n’ai jamais abandonné.

 

Intervieweur : Quelle partie est la plus difficile quand on veut écrire ?


Munro : Ce moment où vous relisez votre texte et vous réalisez à quel point il est mauvais. Généralement, le démarrage est excitant, la suite du travail est plutôt agréable aussi. Mais vient un matin où vous reprenez le tout, et vous pensez « C’est absolument mauvais ». C'est à ce moment-là qu'il faut vraiment se mettre au travail. Si un texte est mauvais, ce n’est pas l’histoire qui est en cause, c’est uniquement la faute de l’auteur.

 

Intervieweur : Si vous n’êtes pas satisfaite de votre texte, que faites-vous ?


Munro : Je travaille dur. Je donne une deuxième chance aux personnages ; j’essaie de les voir sous un autre angle, de leur faire faire quelque chose de différent. Durant mes premières années d’écriture, ma prose était pleine de coquetteries inutiles. Progressivement, j’ai appris à les éliminer. Vous devez sans cesse réfléchir à votre histoire, découvrir ce qui se cache sous l’intrigue, le sens profond. Souvent, on croit savoir au début, mais en avançant, on se rend compte qu’il y a beaucoup plus que ce qui apparaissait en surface.

 

Intervieweur : Combien d’écrits avez-vous jetés ?


Munro : Quand j'étais jeune, tous. Depuis quelques années, très peu. Je sais maintenant ce que je dois faire pour rendre mes nouvelles vivantes.

 

Intervieweur : Avez-vous déjà regretté d’avoir jeté un texte ?


Munro : Je ne crois pas. Si je l’ai jeté, c’est que j’avais déjà suffisamment agonisé sur ce texte et qu’il était devenu évident qu’il ne fonctionnait pas.


portrait d'alice munro

Intervieweur : Votre parcours d’écrivain aurait-il été différent si vous aviez terminé vos études universitaires ?


Munro : Peut-être, en effet. L’écrivain aurait été une figure plus sacrée et moins accessible à mes yeux. Si mes connaissances en littérature avaient été plus vastes, j'aurais naturellement été intimidée par tous ces auteurs. J'aurais peut-être même pensé que jamais je ne pourrais écrire. Mais cette pensée n’aurait duré qu’un temps. J'avais tellement envie d'écrire que tôt ou tard je me serais lancée.

 

Intervieweur : L’écriture est-elle un don qui vous a été offert ?


Munro : Je n’y ai jamais pensé de cette manière. L’écriture était quelque chose que je désirais ardemment. Un domaine dans lequel je pouvais réussir si je travaillais suffisamment dur. Donc si c’était un don, ce n’était certainement pas un cadeau facile.

 

Intervieweur : Avez-vous eu des périodes où vous ne parveniez pas à écrire ?


Munro : Oui, bien sûr. Il y a un an à peu près, j'ai arrêté d'écrire. Mais c'était une décision de ma part. Je voulais arrêter d’écrire pour pouvoir vivre comme le reste du monde. Parce que lorsque vous écrivez, vous êtes occupé à une chose que les autres ne comprennent pas, et que vous ne pouvez pas leur expliquer.

 

Intervieweur : Vous arrive-t-il d’ouvrir l’un de vos livres et de le relire ?


Munro : Oh non ! Rien que l’idée me fait peur ! J'aurais probablement une envie irrépressible de changer une chose ici et une chose là. Mais à quoi cela servirait-il, puisque le livre est déjà imprimé ?

 

Intervieweur : Pensiez-vous que vous remporteriez le prix Nobel ?


Munro : Oh que non ! D’abord, je suis une femme. Même si je sais que d’autres femmes l’ont déjà remporté. C’est un immense honneur, et j’en suis très reconnaissante, mais je ne pensais tout simplement pas que cela m’arriverait, car la plupart des écrivains sous-estiment leur travail, surtout une fois qu’il est terminé. Vous ne dites pas à vos amis « Un jour, je gagnerai le prix Nobel ». Ce n’est pas une chose banale qu’on répète en saluant son prochain !


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Pour lire ou voir en vidéo l’interview complète (en anglais) publiée sur le site officiel du prix Nobel, cliquez ici.



Alice Munro est née en 1931 à Wingham, au Canada. Elle est l’auteure de quatorze recueils de nouvelles, dont Pour qui te prends-tu ? (1978), L'Amour d'une honnête femme (1998), Un peu, beaucoup, pas du tout (2001), Fugitives (2004) etTrop de bonheur (2009). Elle est lauréate du prix Nobel de littérature en 2013.


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