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Les écrivains au travail : Jeffrey Eugenides

Dernière mise à jour : 23 nov. 2023

Jeffrey Eugenides est l’un de mes maîtres absolus en matière d’écriture et de littérature car il excelle sur tous les fronts : la narration, la caractérisation, l’univers, la prose. J’ai lu et relu l’intégralité de son œuvre, et regrette qu’il soit un « écrivain lent qui publie très peu », comme il se qualifie lui-même, car je me languis de découvrir ses prochains livres.


photo de l'écrivain Jeffrey Eugenides

C’est en faisant des recherches sur mon auteur de prédilection que je suis tombée sur cette interview de lui, découvrant ainsi l’existence de The Paris Review, dont j’ai décidé de partager des extraits dans ce blog, sous la rubrique « Les écrivains au travail ».


Dans les échanges qui suivent, Jeffrey Eugenides parle de sa vocation et de ses habitudes d’écrivain. Il développe aussi des aspects très techniques de l’écriture, tels que la voix narrative. Il explique ainsi comment il s’y est pris pour choisir le narrateur qui raconte l’histoire dans chacun de ses romans. Ses propos sur ce procédé littéraire difficile à maîtriser – souvent bâclé chez les écrivains débutants, quand il n’est pas tout bonnement ignoré – nous éclairent sur les spécificités techniques, méconnues et sous-évaluées, du métier de romancier.


Interview menée par James Gibbons en août 2011.


L’entretien s’étala sur deux sessions au mois d’août, dans la maison d’Eugenides à Princeton, où il vit avec sa femme et sa fille. Puis les questions furent de nouveau passées en revue au téléphone. Enfin, l’auteur réécrivit certaines réponses sur le papier à en-tête des hôtels où il s’arrêtait, à Los Angeles, San Francisco, Portland, Seattle, Chicago et Toronto, au cours d’une longue tournée pour la promotion de son dernier livre, Le Roman du mariage.


Les habitudes d’écriture de Jeffrey Eugenides


Intervieweur : Nous nous trouvons dans une très belle pièce. Est-ce ici que vous écrivez ?


Eugenides : Il s’agit de mon bureau d’été. Je pensais que ce serait le studio de mes rêves, mais en fait, la baie vitrée est source de distractions. Alors j’écris dans une chambre lugubre à l’étage. Léonard de Vinci a dit que les petites pièces permettent à l’esprit de se concentrer. J’aime travailler dans de petites pièces exiguës avec peu de choses à l’intérieur. Je ne peux pas composer dans un espace agréable. Je songe même à monter dans le grenier, car c’est l’endroit le plus austère et le plus retiré de la maison.


Intervieweur : Dans les autres endroits où vous avez vécu, avez-vous réalisé votre travail dans des pièces tout aussi petites ?


Eugenides : J’ai principalement écrit mes livres dans des chambres d’appartements. Cette maison est la première que nous possédons. J’avais donc presque cinquante ans quand j’ai eu mon premier studio d’écrivain.


Intervieweur : Suivez-vous une routine d’écriture stricte ?


Eugenides : Oui. Je commence vers dix heures du matin et j’écris jusqu’à l’heure du dîner, presque tous les jours. Parfois, je ne suis pas productif et je m’endors sur ma chaise. Mais si je m’efforce de rester dans la pièce toute la journée, quelque chose finit par sortir. Je traite l’écriture comme un travail de bureau.


Intervieweur : Écrivez-vous toujours sur ordinateur ?


Eugenides : Je compose sur ordinateur. De temps en temps, j’imprime ce sur quoi je travaille et j’y apporte des corrections manuscrites. Puis, je retourne la feuille et j’écris de nouveaux paragraphes au dos.


La composition de l’œuvre


Lorsque vous travaillez sur un roman aussi long que Middlesex, tout ce qui vous entoure semble faire référence à ce roman.

Intervieweur : Réécrivez-vous vos phrases encore et encore, ou sont-elles déjà assez abouties dès le premier jet ?


Eugenides : Le fait que je travaille tous les jours et que je publie si rarement montre que je retravaille et réécris beaucoup.


Intervieweur : Faites-vous un plan avant d’écrire vos romans ?


Eugenides : D’abord, je plonge tête baissée dans l’écriture, et au bout d’un moment je réalise que je ne sais pas ce que je fais, ni où je vais. Alors je commence à travailler à un plan, souvent flou, que je revois plusieurs fois. Mais c’est souvent en écrivant que les meilleures idées, celles auxquelles on ne s’attendait pas, viennent. Et ce sont généralement ces mêmes points de l’intrigue qui surprennent le lecteur.


Intervieweur : Qu’en est-il de la structuration métaphorique ? La soie, par exemple, est très importante dans Middlesex. Dans quelle mesure planifiez-vous ce genre de motifs récurrents ?


Eugenides : Lorsque vous travaillez sur un roman aussi long que Middlesex, tout ce qui vous entoure semble faire référence à ce roman. Vous tombez constamment sur des choses qui correspondent métaphoriquement à votre thématique. Lentement, au fur et à mesure que vous écrivez le livre, vous prenez conscience de ces correspondances, et vous essayez de les assembler en un tout cohérent qui deviendra votre roman.


Intervieweur : À quel moment vous sentez-vous à l’aise de donner vos brouillons à lire ?


Eugenides : Extrêmement tard. Des années et des années passent sans que personne ne voie quoi que ce soit. Je veux que mes erreurs deviennent évidentes pour moi avant que quelqu’un d’autre n’ait à souffrir en les lisant, donc je ne ressens jamais le besoin de faire lire quoi que ce soit avant un long moment.


Ecrivain : une vocation organisée


L'écrivain Jeffrey Eugenides enseigne un cours de création littéraire à Princeton
Eugenides enseigne la création littéraire à Princeton

Intervieweur : Quand avez-vous décidé de devenir écrivain ?


Eugenides : Très tôt, lors de ma première année de lycée. Nous avons étudié Portrait de l’artiste en jeune homme cette année-là, et cela m’a beaucoup marqué. La puissance de la langue de Joyce et l’histoire de Stephen Dedalus refusant de devenir prêtre pour embrasser une vocation artistique m’ont captivé. Dedalus veut créer "une conscience inexistante". C’est ce que je voulais faire, même si je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire. Je me souviens cependant avoir pensé qu’écrivain était le meilleur métier qu’une personne puisse exercer. Je m’y suis alors pris méthodiquement. Je me suis inscrit à l’université Brown pour me forcer à étudier toute la littérature anglaise, en commençant par Beowulf. Puisque je voulais essayer d’apporter ma contribution à la littérature, je devais commencer par tout connaître de celle-ci.


Intervieweur : Quels écrivains ont été les plus importants pour vous ?


Eugenides : A l’université, les écrivains qui m’intéressaient le plus étaient les grands modernistes : Joyce, Proust, Faulkner. À partir de là, j’ai découvert Musil, Woolf et d’autres. Ma génération a fait les choses à l’envers. Nous avons été nourris de lectures expérimentales avant même de lire la littérature du XIXe siècle, contre laquelle les modernistes et les postmodernes réagissaient. C’était comme étudier l’histoire de l’art en commençant par le Cubisme avant se pencher sur la Renaissance italienne. Au début de la vingtaine, j’ai lu Tolstoï pour la première fois et là j’ai découvert ce qui me manquait. J’ai aimé la spécificité et la nature introspective de Joyce. Mais j’aimais encore plus la clarté de Tolstoï, et la vivacité de ses personnages. Toute ma carrière jusqu’à présent a été une tentative de réconcilier ces deux pôles de la littérature.


La voix narrative : une création de l’auteur


Une voix narrative vous permet de dire des choses que vous ne pourriez pas dire autrement. Elle vous libère de la prison de lego et des limitations de la pensée habituelle.

Intervieweur : The Virgin Suicides est si onirique qu’il apparaît comme une sorte de poème en prose. Aviez-vous prévu dès le début de raconter The Virgin Suicides à la première personne du pluriel ?


couverture du livre Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides

Eugenides : La première personne du pluriel était très rare lorsque je l’ai utilisée en 1993. Ces derniers temps, beaucoup d’écrivains y ont recours, souvent, comme moi, dans des romans sur l’enfance et l’adolescence. Une voix narrative vous permet de dire des choses que vous ne pourriez pas dire autrement. Elle vous libère de la prison de l’ego et des limitations de la pensée habituelle. L’un des grands mystères de l’écriture de fiction, et l’un de ses plus grands plaisirs, est la découverte d’une voix qui ouvre un canal vers une connaissance détachée de sa personne, mais spécifique.


Intervieweur : L’idée d’un narrateur intersexué pour Middlesex était complètement novatrice.


Eugenides : Les gens me demandent souvent pourquoi j’ai choisi d’écrire un roman du point de vue d’une personne intersexuée. Ma réponse est que chaque roman devrait être raconté par une personne intersexuée. Le travail du romancier est d’habiter à la fois des personnages masculins et féminins. Donc, dans un sens, chaque romancier devrait posséder une imagination hermaphrodite.


Intervieweur : Selon vous, quelle est la différence entre écrire avec un point de vue masculin et un point de vue féminin ?


Eugenides : Je ne pense pas en termes de point de vue masculin ou féminin. Je pense en termes de personnes individuelles. Je n’écris jamais sur les "femmes". J’écris sur une femme, un homme ou une personne intersexuée. La fiction devrait être spécifique plutôt que générale, car les gens sont spécifiques.


Intervieweur : Pensez-vous que les hommes et les femmes écrivent différemment ?


Eugenides : La pensée stéréotypée dit que les hommes écrivent de manière linéaire et logique, et que les femmes écrivent de manière plus détournée et intuitive. Eh bien la première description correspond à Flannery O’Connor, et la deuxième à Proust. Je ne pense donc pas que la distinction soit très utile. Encore une fois, avec Middlesex, j’ai essayé d’être aussi précis que possible. J’ai analysé Cal comme le ferait un médecin. Tout ce que j’avais à faire était de trouver la voix particulière de Cal. Elle n’avait pas besoin de sonner féminine ou hermaphrodite. De toute façon, ces catégorisations me laissent sceptique.


Le travail du romancier est dhabiter à la fois des personnages masculins et féminins.

Intervieweur : Avez-vous eu des retours sur Middlesex de lecteurs hermaphrodites ?


Eugenides : Pas plus tard que la semaine dernière, une personne est venue me voir lors d’une lecture et m’a chuchoté à l’oreille qu’il souffrait du syndrome de déficit en 5-alpha-réductase. Il était la première personne que j’aie jamais rencontrée avec ce syndrome, en raison de sa rareté. Il m’a donné une lettre, dans laquelle il me remerciait d’avoir écrit Middlesex. Le livre lui avait sauvé la vie au lycée. Il a également écrit qu’en plus d’être reconnaissant, il était parfois en colère parce j’avais écrit le livre qu’il aurait voulu écrire lui-même.


Intervieweur : Quand Calliope est scolarisée dans une école privée, elle est en quelque sorte une paria, non pas à cause de son état physique, mais à cause de sa classe sociale. De même dans Le Roman du mariage, Mitchell est exposé à un monde différent du sien lorsqu’il arrive dans la famille de Madeleine. Il semble que vous souhaitiez écrire sur la classe supérieure du point de vue des personnes qui n’en sont pas issues.


couverture du livre Middlesex de Jeffrey Eugenides

Eugenides : Ma mère est née dans une famille rurale du Kentucky ; elle était complètement sudiste dans son discours et ses manières. Pendant la Grande Dépression, sa famille et elle ont chargé leur camion de tout ce qu’ils possédaient et sont partis pour Detroit, dans l’espoir de trouver du travail. À Detroit, le père de ma mère a abandonné sa famille. Ma mère a donc été élevée par ma grand-mère, qui subvenait aux besoins de tous avec son travail de serveuse, et plus tard, en tant qu’ouvrière à l’usine Packard. Mon père était le fils d’immigrants grecs. Mon grand-père tenait un bar. Jeune homme, mon père a envisagé de reprendre le bar de son père, mais a finalement poursuivi une carrière dans l’armée, puis s’est retrouvé dans le secteur des prêts immobiliers. Il y a réussi, si bien qu’au moment où je suis arrivé, le plus jeune de trois fils, notre famille avait rejoint la classe moyenne supérieure, du moins financièrement. Je vous raconte tout cela pour vous donner une idée d’où je venais quand, au collège, j’ai été envoyé dans une école privée. Pour la première fois, j’étais au contact d’enfants de familles fortunées. Ces enfants donnaient l’impression que tout leur était dû. A côté d’eux, je me sentais appartenir à une génération de péquenauds. Nous n’avions pas le même genre de meubles, nous n’avions pas les mêmes traditions, nous ne partions pas en vacances à Vinalhaven, nous ne recevions pas autour de cocktails parties. Alors, je me mis à détester mes cheveux bouclés et mon nez aquilin. En tant que Grec, j’étais considéré comme « ethnique », un mot que je déteste. Qui n’est pas ethnique, au fond ? J’avais quatorze ans et j’ai pris conscience de ma classe sociale. Les enfants riches de mon école étaient souvent des mauvais élèves, tandis que les enfants « ethniques » réussissaient leurs études. J’ai donc développé à la fois un complexe de supériorité et d’infériorité vis-à-vis des enfants riches. Nous avions l’air bizarre et ne savions pas comment nous habiller, mais nous étions plus intelligents. Il est indéniable que cette expérience a façonné ma vision du monde.


Intervieweur : Dans une récente interview, Philip Roth a déclaré qu’après avoir terminé un long livre, un écrivain entre en rébellion contre son précédent livre. Avez-vous ressenti le désir de faire quelque chose de tout à fait différent après Middlesex ?


Eugenides : Quand vous finissez un livre, vous en avez assez de travailler sur la même chose et vous avez clairement envie de faire quelque chose de différent. Middlesex est assez différent de The Virgin Suicides. Le Roman du mariage est assez différent mes deux premiers romans. C’est ce qui le rend intéressant. En écrivant de nouveaux livres, vous essayez d’apprendre à écrire différemment. Vous ne voulez pas simplement répéter la même chose.


Mon conseil aux jeunes écrivains est de ne pas tout vouloir réussir à la fois.

Intervieweur : Une différence évidente dans Le Roman du mariage est la voix narrative, qui est moins ludique, plus austère, que celles de The Virgin Suicides et Middlesex. Était-ce une décision consciente de raconter l’histoire d’une manière plus sobre ?


couverture du livre Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides

Eugenides : Oui. J’ai essayé de trouver une voix narrative qui serait à la fois omnisciente et autoritaire, mais aussi teintée de la conscience des personnages. D’une part, cette voix narrative devait refléter la façon de penser de mes personnages, exprimer leur jeunesse, leur personnalité et leur niveau d’éducation. D’autre part, cette voix devait être suffisamment flexible pour offrir un espace où les commentaires du narrateur s’intégreraient naturellement. Je ne pense pas que la voix soit austère, mais elle est certainement moins manifeste que les voix de mes autres romans. Dans The Virgin Suicides, je n’entre jamais dans la tête des filles Lisbon pour dire au lecteur ce qu’elles pensent ; la caractérisation est traitée de manière objective. Ces limites auto-imposées m’ont été utiles en tant que romancier débutant car, à ce moment-là, je n’avais pas les compétences nécessaires pour développer les personnages. Rendre les filles mystérieuses et inaccessibles aux garçons qui en étaient obsédés étaient donc stratégique. Je me suis alors concentré sur un autre aspect : la voix narrative. Mon conseil aux jeunes écrivains est de ne pas tout vouloir réussir à la fois. Souvent, en limitant vos options et en maximisant un seul aspect de votre livre, vous pouvez accomplir bien plus que ce que vous aviez prévu.


Intervieweur : Écrivez-vous en pensant à votre lectorat ? Ou êtes-vous plutôt comme Gertrude Stein, qui écrivait pour elle-même et pour des étrangers ?


Eugenides : Je dis à mes étudiants que lorsqu’ils écrivent, ils doivent imaginer qu’ils écrivent la meilleure lettre qu’ils aient jamais écrite à l’ami le plus intelligent qu’ils possèdent. De cette façon, ils n’écriront rien de stupide. Ils n’expliqueront pas des choses qui n’ont pas besoin de l’être, ce qui est une bonne chose car les lecteurs sont intelligents et ne souhaitent pas faire l’objet de condescendance. Ils adopteront une tonalité intime et naturelle. Pour ma part, quand j’écris, je me soucie du lecteur. Pas du « lectorat » ou du « public ». Juste le lecteur. Cette personne qui est seule dans une pièce, à qui je vais prendre du temps. Je veux que mes livres vaillent le temps que le lecteur va y consacrer. Et c’est pourquoi je ne publie jamais un livre qui ne me semble pas encore prêt.


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Jeffrey Eugenides est né en 1960 dans le Michigan. Il est l’auteur de The Virgin Suicides (1993), Middlesex (2002), Le Roman du mariage (2011) et Des raisons de se plaindre (2017). Il a reçu le prix Pulitzer en 2003.


Pour lire l’interview complète (en anglais) publiée dans The Paris Review à l’hiver 2011, cliquez ici.


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