Ce mois-ci, pour le Club de lecture by Christine, nous lisons Chronique d'une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez. L'écrivain colombien, surtout connu pour sa saga familiale Cents ans de solitude, a reçu le prix Nobel de littérature en 1982.
Peter H. Stone, du magazine littéraire The Paris Review, est allé interviewé Gabriel Garcia Marquez chez lui au cours de l'hiver 1981, soit un an très exactement avant que l'auteur ne soit couronné par l'Académie suédoise. Extraits de l'interview :
Gabriel Garcia Marquez est né en 1928 dans la petite ville colombienne d'Aracataca. Entouré de bananeraies, le village voisin s'appelle Macondo ; c’est là que l’écrivain colombien placera le décor de son roman Cent ans de solitude. Ses premiers écrits sont des reportages, parus dans le journal colombien El Spectador où il était journaliste et critique de cinéma.
Gabriel Garcia Marquez a écrit ses premières nouvelles la nuit, après que ses collègues journalistes ont quitté le bureau. Cependant, ce n'est qu'en 1967, avec la publication de Cent ans de solitude, un livre qu'il a eu beaucoup de difficultés à écrire, qu'il obtint une reconnaissance internationale. Immédiatement salué comme un chef-d'œuvre, le roman remporte en 1969 le prix du meilleur livre étranger décerné par l'Académie française.
Depuis 1961, il réside à Mexico. L’interview a eu lieu dans son studio/bureau situé juste derrière sa maison. Garcia Marquez est venu me saluer d'un pas vif et léger. C'est un homme solidement bâti, dont la silhouette rappelle celle d’un lutteur de poids moyen. Il était vêtu de façon décontractée et porte une moustache épaisse.
Bien que son anglais soit assez bon, Garcia Marquez s'est exprimé principalement en espagnol. Ses deux fils, qui ont fréquenté des écoles britanniques au Mexique et en Espagne, se sont partagé la traduction. Lorsque Garcia Marquez parle, son corps se balance souvent d'avant en arrière. Tantôt il se penche en avant vers son interlocuteur, tantôt il s'assoit en arrière, les jambes croisées, lorsqu'il réfléchit.
INTERVIEWEUR
Comment avez-vous commencé à écrire ?
GARCIA MARQUEZ
A l'université de Bogota, un ami m'a prêté un recueil de nouvelles de Franz Kafka. Je suis rentré à la pension où je logeais à l’époque et j'ai commencé à lire La Métamorphose : « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. » Cette première phrase m'a fait tomber de mon lit ! J’ignorais qu’on avait le droit d'écrire des choses pareilles. Si je l'avais su, j'aurais commencé à écrire plus tôt. C’est à ce moment-là que j’ai écrit mes premières nouvelles.
INTERVIEWEUR
Qu’en est-il de l’influence du journalisme sur votre fiction ?
GARCIA MARQUEZ
L'influence est réciproque. La fiction a aidé mon travail de journaliste car elle lui a donné une valeur littéraire. Le métier de journaliste, en me maintenant dans un rapport étroit avec la réalité, a aidé ma fiction. Par exemple, si vous dites qu’il y a des éléphants qui volent dans le ciel, les gens ne vous croient pas. Mais si vous dites qu’il y a quatre cent vingt-cinq éléphants dans le ciel, les gens vous croiront probablement. Le problème de tout écrivain est la crédibilité. N’importe qui peut écrire n’importe quoi à condition de rendre cela crédible. En fin de compte, la littérature n’est que menuiserie.
INTERVIEWEUR
Pouvez-vous développer cette analogie ?
GARCIA MARQUEZ
L’écriture et la menuiserie sont toutes deux très difficiles. Les deux activités regorgent d’astuces et de techniques, et demandent un travail acharné.
« Je ne pense pas qu'on puisse écrire un livre de qualité sans une discipline extraordinaire. »
INTERVIEWEUR
Dans L’Automne du Patriarche, les personnages des dictateurs sont-ils calqués sur des personnes réelles ? Ils semblent avoir des similitudes avec Franco, Peron et Trujillo.
GARCIA MARQUEZ
Dans chaque roman, tout personnage est un collage de différentes personnes que vous avez connues, dont vous avez entendu parler ou sur lesquelles vous avez lu. J'ai lu tout ce que j'ai pu trouver sur les dictateurs latino-américains du siècle dernier et du début de ce siècle-ci. J'ai aussi parlé à beaucoup de gens qui ont vécu sous des dictatures. J'ai fait ça pendant au moins dix ans. Et quand j'ai eu une idée précise de mes personnages, je me suis efforcé d’oublier tout ce que j'avais lu et entendu, pour pouvoir inventer sans utiliser de situation de la vie réelle.
INTERVIEWEUR
Le thème de la solitude du pouvoir est souvent présent dans vos livres.
GARCIA MARQUEZ
Plus vous avez de pouvoir, plus il est difficile de savoir qui vous ment et qui ne vous ment pas. Quand on atteint le pouvoir absolu, on perd tout contact avec la réalité, et c'est la pire forme de solitude qui puisse exister.
INTERVIEWEUR
Qu’en est-il de la solitude de l’écrivain ? Est-elle différente ?
GARCIA MARQUEZ
Elle est très proche de la solitude du pouvoir. La tentative même de l'écrivain de décrire la réalité le conduit souvent à une vision déformée de celle-ci. En essayant de transposer la réalité, il peut finir par perdre contact avec elle, s’enfermer dans une tour d'ivoire, comme on dit. Le journalisme est un excellent garde-fou contre cette dérive. C'est pourquoi j’essaie de continuer à faire du journalisme ; cela me permet de rester dans le monde réel. La solitude qui me menaçait après Cent ans de solitude n'était pas celle de l'écrivain ; c'était la solitude de la célébrité, qui ressemble bien plus à la solitude du pouvoir.
INTERVIEWEUR
Vos romans prennent-ils parfois un tour inattendu ?
GARCIA MARQUEZ
Cela a pu m’arriver à mes débuts. Dans les premières histoires que j’ai écrites, j'avais une idée générale de l'ambiance, mais je me laissais guider par le hasard. On m’a dit que c’était une bonne manière de travailler, parce que j’étais jeune et que je baignais dans un torrent d’inspiration. Mais on m'a dit aussi que si je n'apprenais pas la technique, j’allais avoir des ennuis plus tard. L’inspiration finit toujours par disparaître, et la technique est alors nécessaire pour compenser. Si je n'avais pas appris cela à l’époque, je serais incapable aujourd'hui d'esquisser la structure du moindre roman. La structure est un aspect purement technique et si vous ne l’apprenez pas correctement, vous ne l’apprendrez jamais par expérience.
INTERVIEWEUR
La discipline de l’écrivain est-elle importante pour vous ?
GARCIA MARQUEZ
Je ne pense pas qu'on puisse écrire un livre de qualité sans une discipline extraordinaire.
INTERVIEWEUR
Qu’en est-il de la consommation de stimulants ?
GARCIA MARQUEZ
Hemingway a dit que, pour lui, écrire c’est comme boxer. L’écrivain, comme le boxeur, doit prendre soin de sa santé. Faulkner avait la réputation d'être un ivrogne, mais dans chaque interview qu'il m'a accordée, il a dit qu'il lui était impossible d'écrire une seule ligne lorsqu'il était ivre. De mauvais lecteurs m'ont demandé si j'avais écrit certaines de mes œuvres sous drogues. Cela montre à quel point ils ne connaissent rien à la littérature ni à la drogue. Pour être un bon écrivain, on a besoin de sa lucidité et de sa santé à chaque instant. Je suis très opposé au concept romantique de l'écriture comme acte de sacrifice. L’idée que plus les conditions économiques ou la santé émotionnelle de l’écrivain sont mauvaises et meilleure sera son écriture, est complètement fausse.
INTERVIEWEUR
Blaise Cendrars a dit qu'écrire est un privilège, en comparaison à la plupart des autres métiers, et que les écrivains exagèrent leur souffrance. Qu'en pensez-vous ?
GARCIA MARQUEZ
Ecrire est très difficile, mais tout travail consciencieusement exécuté l’est aussi. Le vrai privilège, c'est de pouvoir faire un travail et de le porter à sa propre satisfaction. Je suis excessivement exigeant envers moi-même et envers les autres, et je ne tolère pas la moindre erreur. Il est vrai cependant que les écrivains sont souvent mégalomanes et qu’ils se considèrent comme la conscience de la société. Mais j’admire toute chose bien faite. Quand je voyage, je suis heureux de savoir que le pilote aux manettes de l’avion est un travailleur consciencieux.
INTERVIEWEUR
Quand travaillez-vous le mieux ? Avez-vous des horaires de travail ?
GARCIA MARQUEZ
Lorsque j’étais journaliste, je travaillais la nuit. Quand j'ai commencé à écrire à plein temps, j’étais essentiellement occupé de neuf heures à quatorze heures, jusqu’au moment où mes fils rentraient de l'école. Comme j'étais habitué à travailler dur, j’ai pu ressentir de la culpabilité à ne travailler que le matin. Alors j'ai essayé de travailler l'après-midi aussi, mais j'ai découvert que ce que j’écrivais l'après-midi devait être entièrement réécrit le lendemain. J’ai donc décidé de ne travailler que de neuf heures à quatorze heures et de ne rien faire d’autre.
INTERVIEWEUR
Faites-vous une distinction entre inspiration et intuition ?
GARCIA MARQUEZ
L'inspiration, c'est lorsque vous trouvez le bon sujet, celui qui vous anime vraiment, qui vous rend le travail beaucoup plus facile. L'intuition est une qualité particulière qui vous aide à percevoir le réel, le vrai, sans avoir besoin de connaissances scientifiques ou de tout autre apprentissage particulier. Pour un romancier, l’intuition est essentielle.
« L’inspiration finit toujours par disparaître, et la technique est alors nécessaire pour compenser. Si je n'avais pas appris cela à l’époque, je serais incapable aujourd'hui d'esquisser la structure du moindre roman. La structure est un aspect purement technique et si vous ne l’apprenez pas correctement, vous ne l’apprendrez jamais par expérience. »
INTERVIEWEUR
Que pensez-vous des traducteurs ?
GARCIA MARQUEZ
J'ai une grande admiration pour eux, à l'exception de ceux qui utilisent des notes de bas de page. Ceux-là essaient toujours d’expliquer au lecteur quelque chose que l’auteur n’a probablement pas voulu dire ; et le lecteur n’a pas d’autre choix que de l’accepter, puisque la note se trouve là, sous ses yeux. La traduction est un métier difficile, peu gratifiant et très mal payé. J'ai une grande admiration pour les traducteurs. Ils sont intuitifs plutôt qu’intellectuels. Il y a certains livres que j'aurais aimé traduire en espagnol, mais cela m'aurait demandé autant de travail que d'écrire mes propres livres, et ce travail ne m’aurait pas permis de gagner assez d'argent pour me nourrir.
INTERVIEWEUR
Quelles œuvres auriez-vous aimé traduire ?
GARCIA MARQUEZ
Tout Malraux. Conrad aussi, et Saint Exupéry.
INTERVIEWEUR
Pensez-vous que la célébrité arrivant tôt dans la carrière d'un écrivain soit une mauvaise chose ?
GARCIA MARQUEZ
La célébrité est mauvaise à tout âge. J'aurais aimé que mes livres soient reconnus à titre posthume, au moins dans les pays capitalistes où l'auteur devient une sorte de marchandise.
INTERVIEWEUR
Pourquoi pensez-vous que la célébrité soit si destructrice pour un écrivain ?
GARCIA MARQUEZ
Principalement parce que cela envahit votre vie privée. Le temps que vous passez avec vos amis vous est volé, ainsi que le temps pendant lequel vous travaillez habituellement. De plus, la célébrité vous isole du monde réel. Un écrivain célèbre qui veut continuer à écrire doit constamment se défendre contre la célébrité. Comme je l'ai déjà dit, j'aurais vraiment aimé que mes livres soient publiés après ma mort, pour ne pas avoir à vivre toute cette histoire de gloire. Dans mon cas, le seul avantage de la renommée, c'est que j'ai pu lui donner un usage politique. Sinon, c'est inutile et inconfortable.
INTERVIEWEUR
Aviez-vous imaginé que Cent ans de solitude rencontrerait un tel succès ?
GARCIA MARQUEZ
Je savais que ce roman plairait plus que mes autres livres. Mais lorsque mon éditeur m'a annoncé qu'il allait en imprimer huit mille exemplaires, j'ai été stupéfait car mes autres livres ne s'étaient jamais vendus à plus de sept cents. Je lui ai demandé pourquoi ne pas commencer lentement, mais il m'a répondu qu'il était convaincu que les huit mille exemplaires seraient vendus entre mai et décembre. En fait, ils ont tous été vendus en une semaine à Buenos Aires.
INTERVIEWEUR
À votre avis, pourquoi Cent ans de solitude a-t-il eu un tel retentissement ?
GARCIA MARQUEZ
Je n’en ai pas la moindre idée car je suis un très mauvais critique de mes propres œuvres. L'une des explications les plus souvent entendues est qu'il s'agit d'un livre sur la vie des peuples d'Amérique latine, un livre écrit de l'intérieur. Une autre explication est que chaque lecteur peut s’approprier les personnages du livre. Pour cette raison, je ne veux pas que ce roman devienne un film puisque le spectateur se verrait alors imposer un visage qu'il n'a peut-être pas imaginé lors de la lecture du livre.
INTERVIEWEUR
Y a-t-il eu des propositions pour en faire un film ?
GARCIA MARQUEZ
Oui. Mon agent a exigé un million de dollars pour décourager les offres. Mais à mesure que les offres se rapprochaient de cette somme, mon agent l'a augmentée à trois millions. Un film ne m'intéresse pas, et tant que je pourrais empêcher cela de se produire, il ne se produira pas.
INTERVIEWEUR
Avez-vous des ambitions ou des regrets en tant qu’écrivain ?
GARCIA MARQUEZ
Ma réponse sera la même que celle à propos de la célébrité. On m’a demandé l’autre jour si le prix Nobel m’intéresserait. Je pense que pour moi ce serait une catastrophe absolue. Je serais évidemment honoré de le mériter, mais le recevoir serait terrible. Cela ne ferait que compliquer davantage les problèmes de renommée. La seule chose que je regrette vraiment dans la vie, c'est de ne pas avoir eu de fille.
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Entretien mené par Peter H. Stone et publié dans The Paris Review, numéro 69 de l'hiver 1981.
Traduit par Christine Leang.
Pour lire l’interview complète (en anglais), cliquez ici.
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Gabriel Garcia Marquez est l'auteur de sept romans, quatre novellas, quatre recueils de nouvelles, neuf ouvrages de non-fiction et une vingtaine de scénarios pour le cinéma.
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