Ce mois-ci, pour la reprise du Club de lecture by Christine, nous lisons Le Magicien de Lubin d'Isaac Bashevis Singer. Ecrivain polonais naturalisé américain, Isaac Bashevis Singer est né en 1903 à Leoncin (Pologne) et décédé en 1991 à Miami (Etats-Unis). Il demeure l'unique auteur de langue yiddish à avoir reçu le prix Nobel de littérature (1978).
L'interview de Isaac Bashevis Singer pour The Paris Review
A l'automne 1968, soit dix ans avant d'être couronné par l'Académie suédoise, Isaac Bashevis Singer répond aux questions de Harold Flender pour le magazine littéraire The Paris Review. L’écrivain se confie sur son travail, sur sa vision pessimiste de l'humanité, sur l'importance de la littérature et de la religion. Extraits :
Singer travaille sur un petit bureau encombré de papiers, dans un coin de son salon. Il écrit tous les jours, sans horaires particuliers, entre les entretiens, les visites et les appels téléphoniques qui rythment ses journées. Son nom figure toujours dans l'annuaire téléphonique de Manhattan, et il ne se passe pas un jour sans qu'il reçoive plusieurs appels d'étrangers qui ont lu l’un de ses écrits et qui souhaitent en discuter avec lui. Jusqu'à récemment, il invitait à déjeuner, ou au moins pour un café, tous ceux qui le sollicitaient.
Singer écrit ses histoires et ses romans dans des cahiers, à la main, en yiddish. Trouver des traducteurs pour traduire son travail en anglais a toujours été un problème majeur. Il insiste pour travailler en étroite collaboration avec ses traducteurs, reprenant chaque mot avec eux, souvent plusieurs fois.
La première impression qui se dégage de Singer est qu'il est un homme fragile, qui aurait du mal à parcourir un pâté de maisons. En réalité, il marche cinquante à soixante pâtés de maisons par jour, une promenade qui comprend toujours un arrêt pour nourrir les pigeons.
INTERVIEWEUR
De nombreux écrivains ont pour modèles d’autres écrivains.
ISAAC BASHEVIS SINGER
Mon modèle était mon frère, I. J. Singer, qui a écrit Les Frères Ashkenazi. Je n’aurais pas pu avoir de meilleur modèle, car je l'ai vu lutter avec mes parents et j'ai vu comment il a commencé à écrire et comment il a lentement progressé et a commencé à publier. Mon frère m'a aussi enseigné certaines règles d'écriture qui me semblent sacrées. Non pas que ces règles ne puissent pas être enfreintes de temps en temps, mais il est bon de les connaître et de les garder en tête. L’une de ces règles est que, si les faits ne deviennent jamais obsolètes ou périmés, les commentaires le sont toujours. Quand un écrivain essaie de trop expliquer, de psychanalyser, il devient archaïque au moment même où il commence à expliquer. Imaginez Homère expliquant les actes de ses héros selon la vieille philosophie grecque ou la psychologie de son temps. Personne ne le lirait ! Heureusement, Homère s'est contenté de nous donner les images et les faits, et c'est pour cela que l'Iliade et l'Odyssée sont toujours d’actualité à notre époque. Et je pense que cela est vrai pour toute écriture. Lorsqu’un écrivain tente d’expliquer les motivations du héros d’un point de vue psychologique, il s'égare.
INTERVIEWEUR
Vous avez dit un jour que la première œuvre de fiction que vous ayez lue était Les Aventures de Sherlock Holmes de Conan Doyle.
SINGER
Je l’ai lu quand j’avais dix ou onze ans, et ces aventures me paraissaient si sublimes, si merveilleuses, que même aujourd’hui je n’ose plus relire Sherlock Holmes, de peur d’être déçu.
INTERVIEWEUR
Pensez-vous qu'Arthur Conan Doyle vous ait influencé d'une manière ou d'une autre ?
SINGER
Je ne pense pas que les histoires de Sherlock Holmes aient eu une réelle influence sur moi. Mais je dirais une chose : depuis mon enfance, j’ai toujours aimé la tension dans une histoire. J'aime qu'il y ait un début et une fin, et qu'on ait une idée de ce qui va se passer à la fin. J'applique moi-même cette règle dans tous mes écrits.
« Je crois aux miracles dans tous les domaines de la vie, sauf dans l'écriture. L'expérience m'a montré qu'il n'y a pas de miracles dans l'écriture. La seule chose qui produit une bonne écriture, c’est le travail acharné. Il est impossible d’écrire une bonne histoire en ayant une patte de lapin dans sa poche. »
INTERVIEWEUR
L’académie suédoise a déclaré qu'elle décernait le prix Nobel à deux écrivains juifs qui reflétaient la voix d'Israël. Comment définiriez-vous un écrivain juif ?
SINGER
Pour moi, il n’y a que des écrivains qui écrivent en yiddish, des écrivains qui écrivent en hébreux, des écrivains qui écrivent en anglais et des écrivains qui écrivent en espagnols. L’idée même d’un écrivain juif, ou d’un écrivain catholique, me semble un peu tirée par les cheveux. Mais si on me forçait à admettre qu'il existe un écrivain juif, je dirais qu'il faudrait qu'il soit un homme vraiment immergé dans la judéité, connaissant l'hébreu, le yiddish, le Talmud, le Midrash, la littérature hassidique, la Kabbale, etc. Et s’il écrit en plus sur les Juifs et la vie juive, peut-être pourrions-nous alors l’appeler un écrivain juif, quelle que soit la langue dans laquelle il écrit. Mais nous pouvons aussi simplement l’appeler un écrivain.
INTERVIEWEUR
Vous écrivez en yiddish, une langue que très peu de personnes lisent aujourd’hui. Vos livres ont été traduits dans cinquante-huit langues, mais vous dites être gêné par le fait que la grande majorité de vos lecteurs doivent vous lire en traduction. Pensez-vous que beaucoup de choses sont perdues dans les versions traduites ?
SINGER
Le fait que je n’ai pas beaucoup de lecteurs en yiddish me dérange. Ce n’est pas bon qu’une langue disparaisse. En ce qui concerne la traduction, tout écrivain y perd naturellement, en particulier les poètes et les humoristes. Les écrivains dont l’écriture est étroitement liée au folklore sont également de grands perdants. Dans mon cas, je pense que je suis un grand perdant. Mais dernièrement, j’ai aidé à la traduction de mes œuvres et, connaissant le problème, j'ai veillé à limiter la perte. Le problème est qu’il est très difficile de trouver un équivalent parfait à un idiome dans une autre langue. Mais c’est aussi un fait que nous avons tous découvert la littérature grâce à la traduction. La plupart des gens ont étudié la Bible uniquement en traduction, ont lu Homère en traduction, ainsi que tous les classiques. La traduction, même si elle fait du mal à un auteur, ne peut pas le tuer : si l’auteur est vraiment bon, ses qualités demeureront, même en traduction.
INTERVIEWEUR
Vous dites être superstitieux. Vos habitudes de travail font-elles l'objet de superstitions ?
SINGER
Il est vrai que je crois aux miracles, ou plutôt à la grâce du ciel. Mais je crois aux miracles dans tous les domaines de la vie, sauf dans l'écriture. L'expérience m'a montré qu'il n'y a pas de miracles dans l'écriture. La seule chose qui produit une bonne écriture, c’est le travail acharné. Il est impossible d’écrire une bonne histoire en ayant une patte de lapin dans sa poche.
INTERVIEWEUR
Comment écrivez-vous vos histoires ? Etes-vous tout le temps en train d’observer, comme un journaliste ? Prenez-vous des notes ?
SINGER
Je prends des notes, mais jamais comme un journaliste. Mes histoires reposent toutes sur des choses qui sont venues à moi sans que j’aille les chercher. Les seules notes que je prends sont des idées.
INTERVIEWEUR
Parlez-moi de votre façon de travailler. Ecrivez-vous tous les jours, sept jours sur sept ?
SINGER
Quand je me lève le matin, j'ai tout de suite envie de m'asseoir pour écrire. Et la plupart du temps, c'est ce que je fais. Mais ensuite, je reçois des appels téléphoniques et parfois je dois rédiger un article pour un journal ou une critique, ou je suis interviewé. Je suis tout le temps interrompu, mais j’arrive cependant à continuer à écrire, d’une manière ou d’une autre. Je n'ai pas besoin de fuir sur une île déserte. Certains écrivains disent qu’ils iraient bien sur la lune pour ne pas être dérangés. Je pense qu'être dérangé fait partie de la vie et qu’il est parfois utile d'être dérangé, car pendant qu'on se repose ou qu'on est occupé à autre chose, l’horizon s’élargit et la perspective sur ses écrits change.
INTERVIEWEUR
Selon vous, quel est l’aspect le plus difficile de l’écriture ?
SINGER
La construction de l'histoire. Le plus simple pour moi, c'est l'écriture proprement dite. Une fois que j’ai la construction, tout se déroule simplement et rapidement. Mais comment construire l’histoire pour qu’elle soit intéressante, c'est la partie la plus difficile pour moi.
INTERVIEWEUR
A travers vos écrits, on ressent que vous déplorez l’insuffisance de sagesse chez les hommes.
SINGER
D’une certaine manière, vous avez raison. L’écriture yiddish est entièrement construite sur les idées des Lumières. L’illumination n’apportera pas la rédemption. Je n’ai jamais cru que le socialisme ou tout autre « isme » puisse racheter l’humanité et créer ce qu’on appelle « l’homme nouveau ». J'ai eu de nombreuses discussions avec des écrivains à ce sujet. Quand j’étais jeune, quand j’ai commencé à écrire, les gens croyaient vraiment dans la naissance à « l’homme nouveau » grâce à l'étatisation des moyens de production. J'étais peut-être assez stupide et sans doute assez sceptique pour penser qu’il s’agissait là d'absurdités. Peu importe à qui appartiennent les chemins de fer ou les usines, les hommes resteront les mêmes.
INTERVIEWEUR
Qu’est-ce qui pourra sauver l’humanité selon vous ?
SINGER
Rien ne nous sauvera. Nous avons fait, et continuerons à faire beaucoup de progrès, mais nous continuerons à souffrir, et cela, à jamais. L’homme inventera toujours de nouvelles sources de douleur. L’idée que l’homme puisse être sauvé est une idée religieuse ; mais même les chefs religieux ne disent pas que nous serons sauvés sur cette terre. Ils croient que l’âme peut être sauvée, mais dans un autre monde. L’idée de créer un paradis ici, sur cette terre, n’est pas juive, et certainement pas chrétienne. C’est une idée grecque ou païenne. Je n'ai jamais cru au paradis sur terre. Même si j'admets que nos conditions peuvent être améliorées et que j'espère que nous mettrons fin aux guerres, il y aura toujours assez de maladies et de tragédies pour que l'humanité continue à souffrir. Pour moi, être pessimiste signifie être réaliste.
Cependant, malgré toutes nos souffrances, malgré le fait que la vie ne nous apportera jamais le paradis que nous espérons, il reste une raison de vivre. Le plus grand cadeau que l’humanité ait reçu est le libre arbitre. Le libre arbitre dont nous disposons a une telle valeur que, pour cela même, la vie vaut la peine d'être vécue. Même si je suis d’une certaine manière fataliste, je sais aussi que ce que nous avons atteint jusqu’à présent est en grande partie dû au libre arbitre ; ce n’est pas dû aux conditions qui ont changé, comme le croient les marxistes.
INTERVIEWEUR
De nombreux lecteurs vous considèrent comme un maître de l’art de raconter des histoires. D’autres pensent que votre objectif est bien plus important que le simple fait de raconter des histoires.
SINGER
Je pense que bien raconter une histoire est le devoir de tout écrivain. L’écrivain doit s’efforcer de trouver la bonne construction, écrire la bonne description, trouver le bon équilibre entre la forme et le contenu, etc. Mais ce n'est pas tout. Dans chaque histoire, j'essaie de transmettre un message. Ce message est toujours lié à l’idée qu'il y a une âme et un Dieu, et qu'il peut y avoir une vie après la mort. Je reviens toujours à ces vérités religieuses même si je ne suis pas religieux au sens dogmatique.
« Je ne pense pas que la littérature, la bonne littérature, ait à craindre de la technologie. C’est même tout le contraire : plus il y aura de technologie, et plus les gens s’intéresseront à ce que l’esprit humain est capable de produire sans l’aide de la technologie. »
INTERVIEWEUR
Certains intellectuels du moment – je pense notamment à Marshall McLuhan – estiment que la littérature telle que nous la connaissons depuis des siècles est un anachronisme, qu’elle est en voie de disparition. La lecture de romans, estiment-ils, sera bientôt une chose du passé, grâce aux divertissements électroniques, à la radio, à la télévision, au cinéma, et à d'autres moyens de communication encore à inventer. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
SINGER
Cette hypothèse se révélera vraie si nos écrivains deviennent de mauvais écrivains. Mais tant qu’il y aura des gens capables de raconter de bonnes histoires, il y aura toujours des lecteurs. Je ne pense pas que la nature humaine va changer au point de ne plus s’intéresser à la fiction. Certes, les faits réels sont toujours intéressants. Aujourd’hui, la non-fiction joue un rôle très important. Mais il y aura toujours une place pour le bon écrivain de fiction. Il n’existe aucune machine, aucun type de reportage ni aucun type de film capable de faire ce qu’un Tolstoï, un Dostoïevski ou un Gogol ont fait. Il est vrai que la poésie souffre beaucoup à l’époque actuelle. Mais ce n’est pas à cause de la télévision ou d’autres choses, c’est parce que la poésie elle-même est devenue mauvaise. Si nous nous mettons à préférer les mauvais romans et les romanciers qui s'imitent les uns les autres, alors oui, cela pourra tuer le roman, mais seulement pour un temps. Je ne pense pas que la littérature, la bonne littérature, ait à craindre de la technologie. C’est même tout le contraire : plus il y aura de technologie, et plus les gens s’intéresseront à ce que l’esprit humain est capable de produire sans l’aide de la technologie.
INTERVIEWEUR
Alors, encourageriez-vous les jeunes d’aujourd’hui à envisager l’écriture comme un mode de vie ?
SINGER
En ce qui concerne le commerce de l’écriture, je ne sais pas. Il se peut qu'un jour, le romancier perçoive des droits d’auteur si faibles qu'il ne pourra plus gagner sa vie. Mais si un jeune homme vient me voir, qu’il a du talent et qu’il me demande s’il doit écrire, je lui dirai de continuer à écrire et de n’avoir peur d’aucune invention ni d’aucun progrès. Le progrès ne pourra jamais tuer la littérature, pas plus qu’il ne tuera la religion.
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Entretien publié dans The Paris Review, numéro 42 de l'automne 1968.
Traduit par Christine Leang.
Pour lire l’interview complète (en anglais), cliquez ici.
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Isaac Bashevis Singer est l'auteur de vingt romans, douze recueils de nouvelles, et d’une vingtaine d’autres ouvrages (récits autobiographiques, littérature jeunesse), tous écrits en yiddish.
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