Aujourd’hui, j’avais envie d’écrire un billet plus personnel. Moins consensuel. Mettre mes tripes sur le papier. Hurler mon désespoir. Même si cet appel restera un cri dans le désert.
Je suis née miraculeusement dans un camp de réfugiés, après que mes parents donnèrent cinq ans de leur vie pour défendre une idéologie en laquelle ils croyaient, et qui finit par décimer douze des dix-neuf membres de leur famille, dont deux de leurs enfants. Ma sœur, morte à l’âge de 2 ans. Mon frère, mort à l’âge de 8 mois.
Je suis arrivée en France à l’âge de trois mois. C’était un jour du mois d’octobre 1980. Ce jour-là, il neigeait en France. C’était la première fois de sa vie que mon frère aîné, survivant, petit garçon de six ans, voyait de la neige. Première fois aussi qu’il voyait des escalators. « Des escaliers qui montent tout seuls ! » Quelle merveille pour un petit garçon né dans la guerre, qui n’a rien connu d’autre, jusque-là, que la faim, la survie, la mort. C’était à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Ce jour-là, une famille de réfugiés parmi tant d’autres débarquait à Paris, avec pour seuls effets les vêtements qu’ils portaient sur eux.
Je grandis. Je ne comprends pas, mais je sens que ma famille est différente.
Alors j’écris.
Très tôt, dès que j’en suis capable, je me mets à écrire. Beaucoup. Ça me soulage, ça me fait du bien. Personne ne me lit. Mais ce n’est pas grave. Car au fond, j’ai juste besoin d’écrire, d’exprimer mon incompréhension.
Je suis encore une enfant. Je ne comprends pas les moqueries. Qu’on me demande systématiquement, que ce soit à l’école, dans la rue, dans les toilettes d’un restaurant, n’importe où, « peux-tu dire quelque chose en chinois ? » Je ne comprends pas qu’il n’y ait que cela qui intéresse les gens quand ils me voient.
Je vais à l’école. Je ne comprends pas mes professeurs qui se fâchent quand mes parents n’assistent pas aux réunions. Dois-je leur dire que mes parents n’ont pas le temps ? Qu’ils ont deux boulots chacun, un de jour et un à la maison, parce que c’est ce que font la plupart des réfugiés ? Dois-je leur dire que mes parents ne viendront pas, parce qu’ils ne parlent pas le français (quand auraient-ils le temps de l’apprendre, entre leurs deux boulots ?) et qu’ils ne veulent pas s’infliger cette douleur supplémentaire qu’est l’humiliation ?
J’ai douze ans. Je ne comprends pas que mes parents me demandent de l’aide pour remplir leur déclaration d’impôts. J’ai honte qu’ils ne maîtrisent toujours pas le français. J’ai honte qu’ils aient besoin de leur fille de douze ans. J’ai honte de ma propre honte.
Et puis un jour, je comprends. Je comprends que la vie est injuste. Qu’elle le sera toujours. Et là, quelque chose bascule en moi.
Je comprends qu’il est injuste que mes parents ne puissent pas se rendre sur la tombe des membres décimés de leur famille, de leurs enfants morts de faim, car aucun n’a eu de sépulture. Qu’ils devront vivre toute leur vie avec la perte de leurs deux enfants.
Qu’il est injuste que d’autres n’aient pas eu la même chance que moi : vivre.
Jeune adulte, je continue d’écrire. J’écris pour combattre le déni qui pourrait s’installer en moi. Moi aussi, je suis tentée de détourner le regard, de m’enfermer dans un aveuglement volontaire pour ne pas être blessée par l’atrocité de la réalité, l’ignominie dont est capable l’être humain. Mais il n’y a rien de plus dangereux que de vivre dans le déni. La réalité finit toujours par nous rattraper.
Les années passent. Je fais mes études à Paris. J’enrage quand, en hypokhâgne, mon prof de lettres me dit : « En tant qu’enfant d’immigrés, que savez-vous de la littérature française ? »
J’arrive à Shanghai. Seule. Je vais y vivre ma légende personnelle, tout en espérant me défaire de ce regard des autres qui me renvoient sans cesse à ma différence. J’enrage quand, au milieu d’un groupe d’amis français, d’autres Français arrivent et saluent tout le monde, sauf moi, parce que je suis « la Chinoise de service ».
J’enrage quand, au cours de l’exercice de mes fonctions au lycée français de Shanghai, on me prend pour l’une des femmes de ménage. Juste parce que j’ai « une tête de Chinoise ».
Alors que j’écris ces mots, mon cœur bat fort. Il a envie de hurler. Je ressens un profond désespoir. Et pourtant, je me dis que ces battements de cœur sont bon signe. C’est le signe que je vis. Que je refuse le déni.
J’enrage quand, il y a quelques semaines, à Paris et à Casablanca, les gens changent de wagon en me voyant, sans oublier de me lancer un regard noir d’abord.
J’enrage quand ce matin, avec la crise sanitaire que le monde entier est maintenant en train de vivre, on me dit « rentrez en Chine, si c’est si bien là-bas… »
J’enrage quand je vois de plus en plus de peurs injustifiées, d’individualisme, de haine. C’est ça qui nous tuera tous, que cela prenne la forme d’un virus, d’attentats, de racisme, ou d’autre chose.
J’enrage. Mais je sais que la vie est injuste. Que c’est comme ça. Que ça ne changera pas. Qu’aujourd’hui, en 2020, des personnes se battent encore pour leur vie, choisissent la probabilité de mourir en mer, plutôt que de rester dans leur pays, auprès des leurs. Et qu’on leur ferme la porte de la survie au nez.
Aujourd’hui, je n’écris plus pour les vertus thérapeutiques que pourrait m’apporter l’écriture. J’écris pour l’infime espoir de transmettre des messages. De faire connaître des vérités, ma vérité. D’ouvrir humblement les yeux de ceux qui ont choisi de combattre le déni, eux aussi. De rappeler que nous vivons dans un monde injuste et que, si nous ne pouvons rien changer à ce fait, nous pouvons toutefois faire attention à ne pas générer plus d’injustice.
Parfois, c’est vrai, j’ai envie de jeter l’éponge. Quand je me fais agresser verbalement avec une violence inouïe et gratuite, ou agresser silencieusement, par des regards, des sous-entendus, de l’indifférence, oui je suis profondément blessée et j’ai envie de choisir le repli. De retourner à ma petite vie d’être insignifiant, et de m’y cacher. Car moi aussi je suis un être humain.
Mais au fond, je sais que mon choix est fait. Je ne veux pas fermer les yeux sur tout cela. Je veux continuer le combat.
Ecrire, c’est une forme de combat.
C’est se battre pour faire passer des messages, pour tenter d’apporter sa petite pierre à l’édifice. On ne regrette jamais d’avoir essayé. On regrette toujours de n’avoir rien tenté.
Est-ce finalement cela, une vocation ? Continuer, même lorsque le combat est perdu d’avance ? Peut-être.
Alors continuons. Ne baissons pas les bras. Pensons au-delà de nos petites vies individuelles. Continuons de planter des graines qui peut-être ne germeront pas, mais au moins, nous aurons fait notre part, nous aurons été des individus combatifs et responsables.
Je dédie ce billet aux personnes qui se battent elles aussi et qui, sans le savoir, m’ont poussée à écrire ces mots.
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Salut Christine,
Ton écrit m’a tout simplement bouleversée. Si précis, si concis mais tellement chargé d’émotions. Je l’ai lu, j’avais envie de le commenter tout de suite, j’ai pas pu. C’est étrange la façon dont je l’ai perçu. Je ne sais pas si c’est toi qui a prétendu, techniquement, le tourner ainsi ou c’est ma sensibilité exacerbée qui en est pour cause… En tout cas, Il a fallu que je prenne un peu de recul pour pouvoir digérer “le restant” de toute ta souffrance refoulée. Car crois moi, il en reste ; j’ai senti ton cri confiné, c’est comme si tu exerces, consciemment ou inconsciemment, un contrôle sur ce cri plus que légitime, en avançant :“ je n’écris pl…
Et si, au lieu d'appréhender la vie comme un combat, tu regardais les choses autrement ? Comme une chance d'avoir survécu, d'avoir vécu avec tes parents, d'avoir grandi dans un beau pays, d'avoir fait hypokhâgne qui t'as appris à écrire de beaux textes et à lire Lamartine, Hugo et Valéry ? Ce n'est pas une niaiserie de rappeler le verre à moitié plein. Le vie est si belle. Le présent est beau et l'avenir encore meilleur.