Pourquoi faut-il lire Des souris et des hommes de John Steinbeck ?
- 1 avr.
- 8 min de lecture
Chef-d’œuvre de la littérature classique américaine, Des Souris et des hommes de John Steinbeck (1902-1968), publié en 1937, fait partie de ces livres qu’il faut absolument avoir lus dans sa vie, surtout lorsqu’on aspire à devenir écrivain soi-même.

Considéré en France comme un roman, Des souris et des hommes est en réalité une novella. La novella, terme utilisé pour désigner les récits de fiction d'une longueur comprise entre 17,500 et 40,000 mots (source : Association Internationale des écrivains et éditeurs professionnels), est un genre usité essentiellement chez les Anglo-Saxons. En France, on parlera de roman court, c’est-à-dire d'une longueur comprise entre 50 et 200 pages. Des souris et des hommes est donc un petit livre, qui se lit rapidement, en deux ou trois après-midis.
J’avais dix-neuf ans lorsque j’ai lu pour la première fois ce roman de John Steinbeck. Je n’en avais retenu que la fin — un dénouement qui m’avait mise mal à l’aise. J’étais alors en deuxième année de fac d’anglais. Ma connaissance de la langue était encore approximative ; aussi, la lecture en version originale m’avait donné beaucoup de difficultés.
La redécouverte de ce roman, plus de vingt ans plus tard, m’a fait l’effet d’une claque littéraire, et ce pour plusieurs raisons. Ces raisons se résument en une phrase : la maîtrise des techniques narratives chez Steinbeck est une véritable masterclass d’écriture.

6 raisons de lire Des Souris et des hommes de John Steinbeck :
La peinture d’une époque
Résumé du roman :
En Californie, dans les années 1930, deux amis travaillent rudement de ranch en ranch pour gagner modestement leur vie en dépit de la crise économique qui sévit dans tout le pays. George est un homme petit, à l’esprit vif, qui s’est promis de veiller sur Lennie, un grand gaillard simple d’esprit, ayant la fâcheuse manie de se fourrer dans le pétrin. Ces deux amis, que tout oppose en apparence, partagent le même rêve : économiser suffisamment pour posséder une petite ferme et y vivre comme des rentiers.
Dès les premières phrases, on plonge au cœur du milieu ouvrier. Comme il le fera également deux ans plus tard, dans Les Raisins de la colère, mais dans un style très différent, plus prolixe, Steinbeck dénonce ici les conditions de travail de tous ces ouvriers ruraux qui œuvrent dans la région où lui-même a grandi. Dans les années 1920-1930, des événements climatologiques aux États-Unis ont forcé beaucoup d’Américains à quitter leur ferme et à se retrouver sur la route. Steinbeck s’est attaché à décrire cette période particulièrement sombre qu’est la Grande Dépression : les suites de la Première Guerre mondiale, la prohibition de l’alcool, le krach boursier de 1929. Le romancier peint ainsi une grande fresque sociologique. Il a voulu décrire ce qu’il voyait, ceux qui vivaient dans les campagnes, ces fermiers qui essayaient à tout prix de trouver un travail pour pouvoir subsister.
Des thèmes universels
Lorsqu’on lit Des Souris et des hommes, il devient vite évident qu’au-delà de la peinture d’une époque, Steinbeck y tisse bien d’autres thématiques : l’amitié, la solitude, la quête d’un idéal, le racisme… Ce livre est un classique de la littérature car on y décèle plusieurs niveaux de lecture, parce qu’on y retrouve un sens de l’universalité propre aux grandes œuvres.
L’humanité et la cruauté, l’enfermement et la fatalité, la misère omniprésente, voilà les sentiments qui dominent le lecteur tout au long du récit.
La construction de son intrigue
Dans la scène d’ouverture, Steinbeck plante un décor champêtre idyllique autour d’une rivière. Puis Lenny et George, les personnages principaux, apparaissent. L’ambiance rappelle celle des films de l’âge d’or hollywoodien. Rapidement, on ressent de l’affection pour ces deux hommes liés par une amitié improbable. Sans que cela soit explicitement dit par l’auteur, on sent qu’un malheur va arriver, que l’histoire va mal finir. Aussi, tout du long du roman, on avance la boule au ventre, dans une ambiance de plus en plus tendue. L’atmosphère dérange, on est mal à l’aise. Et lorsque la catastrophe survient, on pleure.
L’histoire se termine exactement là où elle a commencé. On comprend que le récit a été construit selon une boucle logique : c’est la mécanique inéluctable de la tragédie. La construction des scènes fait d’ailleurs penser à du théâtre classique : unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Le décor de la scène est planté, les personnages entrent et dialoguent. Le livre a d’ailleurs été porté au théâtre à Broadway, l’année même de sa publication.

Les personnages
Chaque personnage est exceptionnellement caractérisé. On les voit apparaître sous nos yeux et on a immédiatement la sensation de les connaître : George et Lenny, les héros du roman, en passant par Curley, sa femme, Crooks, le patron, jusqu’au chien du vieux Candy. Les détails physiques, la manière de parler — ou de ne pas parler—, de se comporter les uns avec les autres, les obsessions de chacun, à commencer par celles de Lennie : tous ces éléments, intelligemment choisis par l’auteur, rendent les personnages plus vrais que nature.
La belle histoire d’amitié entre George et Lennie rend le duo très attachant. Ils n’ont rien pour s’entendre, leurs caractères sont radicalement opposés — l’innocence pour Lennie, la rudesse pour George — et pourtant, George éprouve de la compassion envers Lenny, l’idiot gentil qui l’irrite tout de même bien souvent. Face au caractère enfantin de Lennie, George s’exprime de façon assez brutale, mais il émane de ce dernier une sorte de tendresse dans sa manière de considérer Lennie. Le lien qui les unie est fort, palpable. C’est beau et c’est triste à la fois.
Le style
La plume de Steinbeck est redoutablement efficace : en deux mots, deux tournures de phrases, avec des mots simples à la limite du langage populaire, il prouve qu’on peut décrire des choses belles et fortes. L’argot dans les dialogues, la mauvaise grammaire employée par les protagonistes, le vocabulaire raciste — d’une incroyable violence —, apportent au texte une force percutante : c’est du parler d’ouvriers, de gens qui ont été très peu éduqués. Cela est particulièrement vrai dans le texte original en langue anglaise. En français, on perd un peu de cette force, même dans la nouvelle traduction de 2022 par Agnès Desarthe.
On pourrait reprocher à l’auteur le langage rustre : « Ce n’est pas de la littérature ! » Mais Steinbeck est malin. Il nous montre qu’il sait aussi écrire de façon lyrique. La description, rare dans ce roman, est toujours d’une grande finesse, poétique, et vient ainsi contrebalancer la rudesse des dialogues. Le style est à la fois rugueux et d’un grand raffinement. C’est la puissance du génie de Steinbeck.

La maîtrise technique
Le point de vue narratif ou « focalisation »
Le point de vue narratif utilisé dans Des Souris et des hommes est externe. Cela signifie que le narrateur se restreint à décrire les événements et les personnages avec un œil extérieur, de façon purement objective, comme un témoin oculaire le ferait. A aucun moment il ne peut entrer dans l’intériorité, la psychologie des personnages. De toutes les focalisations possibles qui s’offrent à un romancier, le point de vue externe est le plus difficile à écrire, car quoi de plus naturel pour un écrivain que de nous livrer les pensées et les émotions de ses personnages ? Le point de vue externe est d’autant plus difficile à appliquer lorsque celui-ci doit tenir sur la longueur d’un roman. De fait, la focalisation externe est une rareté dans toute l’histoire de la littérature. Pour cette raison en particulier, Des souris et des hommes est une exception. On cite également la nouvelle « Paradis perdu » d’Ernest Hemingway, mais rares sont les autres exemples connus.
Le choix du point de vue externe explique également la présence dominante des dialogues. Puisque le narrateur ne peut pas entrer dans la tête des personnages, c’est à travers ce qu'ils se disent directement qu’on a accès à leurs pensées. Dans la plupart des romans, il y a toujours une part de point de vue interne, soit parce qu’on est dans le point de vue du personnage (dans ses pensées), soit parce qu’on est en présence d'un narrateur omniscient capable d’accéder à l’intériorité des personnages.
Ainsi, la brièveté du roman, l’écriture à l’économie de Steinbeck, ne sont en fait pas un déficit de mots. Ce sont des mots qui ne disent pas ce que les personnages voudraient dire, mais qui sont chargés de sous-entendus. Des sous-entendus qui nous parviennent tout de même : on comprend ce que les personnages pensent et ressentent sans que cela soit dit. Là réside la prouesse littéraire.

La création de « motifs »
Une autre prouesse technique chez Steinbeck est la présence de ce que l’on appelle les « motifs ». La technique des motifs consiste à décrire un détail (un objet, une couleur, un lieu, un mot ou une expression), puis à reproduire ce détail plus tard dans le récit, à une ou plusieurs reprises, à des moments précis et consciemment choisis. Grâce à cette subtile répétition, l’auteur crée un effet subliminal et ajoute un sens supplémentaire à son récit.
La technique des motifs est celle des écrivains accomplis. L’auteur place çà et là des éléments qui ne retiennent pas forcément notre attention lors de la première lecture, mais pour le lecteur attentif qui sait repérer ces détails, ceux-ci font toute la différence : lorsque le motif réapparaît, une profonde communion se produit entre auteur et lecteur. « J’ai compris ce que l'auteur cherche à me dire ! » pense alors le lecteur.
La présence des animaux dans Des Souris et des hommes agit comme autant de motifs. Dans le premier chapitre, un héron est décrit ; il apparaît avant même les personnages principaux, comme si son rôle était de les introduire. C’est ce même héron, devenu à présent prédateur, que l’on retrouve dans le dernier chapitre. Cette fois encore, l’oiseau devance les personnages de George et Lenny.
Le chien de Candy, le vieux manchot, est également un puissant motif. Candy dit à Georges : « J’aurais dû le faire moi-même. J’aurais pas dû laisser un autre tuer mon chien. » Quand la fin tragique du livre nous saisit, cette phrase de Candy prend tout son sens, rendant le dénouement encore plus poignant.
Les chevaux qui s’ébrouent à chaque fois qu’un humain passe auprès d’eux est un autre motif. Celui-ci est répété si souvent qu’à un moment, on se dit même : « C’est redondant. L’auteur aurait dû élaguer cette partie. » Mais on finit par comprendre que cette redondance est volontaire : lorsque les chevaux s’ébrouent, on sait qu’il va se passer quelque chose de mauvais.
Conclusion
Pour toutes ces raisons, Des Souris et des hommes est un livre à lire et à relire, pour en comprendre la profondeur, la finesse, le génie littéraire de John Steinbeck, récompensé par le prix Nobel de littérature 1962.

Cet article a été écrit, en partie, grâce aux contributions des participants du Club de lecture by Christine (mai 2023). Cliquez pour voir le replay de la discussion autour du roman de Steinbeck :
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